Vendredi 22 février 2008 à 22:05

"La fenêtre. J'observe longuement, songe à ce qui peut tant fasciner les gens, mais je demeure perplexe. Les paysages ne m'ont jamais attirée. Certes, c'est peut-être apaisant, magique, angoissant; mais pas de mystère, pas d'échange. Et puis c'est beau, c'est laid, mais ça n'a pas l'intensité du visage.
[...]
Un inconnu pousse la porte du compartiment, il a quitté le sien pour plus de tranquilité sans doute. Il me regarde, me demande s'il peut rester là, en face de moi; je lui réponds que oui, les places ne sont pas réservées. Je n'essaie pas de freiner l'adrénaline. Non, je la laisse envahir mon cerveau, puis je me délecte de la suite. J'exulte, je m'extasie, je m'excite. Enfin une vraie physionomie et pas des moindres. Il est brun aux yeux verts. C'est déjà beaucoup. Mais la délicatesse de ses traits s'impose, je dirais presque avec trop d'harmonie. Chez lui c'est fin, c'est délicat. C'est harmonieux et il le sait. Il s'est assis sur la banquette de façon à ce que je ne manque aucun de ses gestes. Je ne suis pas idiote, je sais bien que ma présence n'est qu'un détail. Il connaît les femmes...
[...]
Il fait chaud dans le compartiment. Au point qu'il déboutonne un peu plus sa chemise tout en me regardant, l'oeil aguicheur. Je retiens un éclat de rire face à cette situation on ne peut plus cliché. Il dégage une mèche de son front luisant. Quelle chaleur... Il soupire, d'un long soupir profondément blasé, puis il saisit son sac, en sort une bouteille de bière.
On a connu manière plus élégante. Tout d'abord, il arrache la capsule avec ses dents pour la recracher sur la banquette. Puis, bouteille en main, il se vautre dans son siège après avoir ôté ses chaussures. Mon cerveau n'admet pas ce qu'il voit, volontairement je prolonge son temps de réaction. Il porte la bouteille à ses lèvres, boit comme un déshydraté. Le contraste est saisissant : à se demander si l'homme qui était devant moi cinq minutes auparavant est bien celui qui descend sa bibine chronomètre en main.
[...]
La bière ne lui coule plus le long des joues, c'est désormais un filet de bave qui humecte le coin de ses lèvres. Il déglutit d'avoir si vite englouti. Une fois que la bouteille est vide, il lèche le goulot, fourre sa langue dedans our en essuyer ce qui reste. Il fourre sa langue énorme, visqueuse, toujours plus loin, i loin qu'on la voit toute entière, déformée par les effets d'optique du verre.
Puis, comme il a léché les dernières gouttes, il tente de retirer sa langue du goulot. Seulement, elle ne passe plus. Affolé, il tire sur la bouteille pour s'en dépêtrer, pris au piège par un effet ventouse. Il panique, arrache à deux mains la bouteille qui tient bon malgré tout. Plus il tire, plus la langue s'étire, enfle à son extrémité, prend une teinte violacée. La lutte est sans merci; j'y assiste, sidérée, et contemple le résultat pitoyable. C'est un beau final.
La bouteille resplendit, suspendue dans le vide, ne libérant qu'une moitié de langue, l'autre emprisonnée dans son étau de verre. Il me regarde les yeux suppliants, la langue boursouflée. Le paroxysme du ridicule. Malgré ma répulsion, je ne peux qu'applaudir : je le fixe dans les yeux et coasse, coasse.
J'éclate de rire, prends mon sac, sors du compartiment. Je cherche une place près de la fenêtre. J'ai beaucoup appris : les paysages sont fascinants."

Kronen, de Maud Lecacheur

Kronen, la nouvelle de Maud Lecacheur est l'un des six textes séléctionnés lors du Prix Clara. Ces six textes forment le livre Prix Clara, un prix "créé en mémoire de Clara, décédée subitement à l'âge de 13 ans des suites d'une malformation cardiaque non décelée." Ce prix est exclusivement réservé aux écrivains de moins de 17 ans. L'édition de ce livre a permi de verser les bénéfices à l'association pour la recherche en cardiologie de l'hôpital Necker-Enfants malades.

Si vous voulez participer au prix 2008 c'est ici.
Si vous voulez plus de renseignements, par
.

Un autre texte du même livre que j'ai beaucoup aimé : celui de Ludivine Manric, Parce que c'était toi, parce que c'était moi. Délicieusement retors, ne vous fiez pas au titre. A vrai dire, on ne s'attend en rien à cette magnifique chute.

Par forcetranquille le Samedi 23 février 2008 à 6:48
A vrai dire aussi, c'est un livre que j'ai bien aimé...
Par monochrome.dream le Samedi 23 février 2008 à 10:33
Zut... je suis trop vieille pour participer (faudrait remonter 3 ans en arrière^^).
Me contenterai de lire les merveilles des autres :)
Par maud96 le Mardi 26 février 2008 à 22:28
Oh, ce texte !... et je ne connaissais pas ce prix... Merci de le faire découvrir. A l'adolescence, on ose écrire l'impossible... et c'est à la fois terrible et merveilleux !
Par MavangElle le Mardi 1er avril 2008 à 12:41
Ca a l'air intéressant... *va se renseigner de ce pas*
 

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